Numérique et transition énergétique en Europe : entre complémentarité et contradiction

Par Sacha Bentolila, chef de cabinet en collectivité territoriale, et Benoit Ploux, ingénieur spécialisé dans l’énergie, pour le groupe Énergie d’EuroCité.

Aujourd’hui, au sein de l’Union européenne, on ne parle plus que de transition énergétique. L’enjeu est de parvenir à évoluer vers un modèle de développement plus durable, plus respectueux de l’environnement, tout en maintenant le rythme de croissance.

 

L’idée d’une transition énergétique 3.0 apparaît alors très séduisante. Allier énergies renouvelables et nouvelles technologies numériques est considéré, au sein des sphères européennes, comme la solution permettant d’atteindre les différents objectifs de l’Union.

 

Exploiter à plus grande échelle les énergies renouvelables permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre, et le recours aux technologies numériques permet de le faire de manière intelligente et rationalisée, apportant ainsi plus de dynamisme et d’efficacité.

 

Le coupable des problèmes environnementaux actuels, le progrès technique, deviendrait alors le sauveur.

 

Nos auteurs nous exposent cependant l’autre versant de cette solution miracle qui comporte de nombreuses limites, tant du point de vue technique et économique pour une généralisation de ce modèle à grande échelle, que du point de vue environnemental, les effets cachés et pervers laissant apparaître un modèle de développement bien moins vertueux qu’il n’y paraît.

 

Le vrai point faible de la transition énergétique 3.0 est qu’elle ne vient pas s’attaquer à la source des problèmes environnementaux actuels, qui est le mode de consommation établi dans nos sociétés. C’est peut-être ce paradigme social que l’Union devrait renverser pour se diriger vers un nouveau modèle de société plus sobre.

 

Où en est-on de la transition énergétique européenne, où est le « système énergétique durable »annoncé par le Conseil européen en 2014 ?

 

Certes, les émissions de gaz à effet de serre baissent ou se stabilisent dans l’Europe des 28 grâce à une politique environnementale volontariste mais également grâce à la délocalisation de sites de production, donc d’émissions, à l’extérieur des frontières de l’Europe.

 

Un récent rapport de la Commission nous dit que l’Europe pourrait aller encore plus loin dans l’exemplarité en matière énergétique à condition notamment de renforcer les réseaux électriques intelligents permettant le développement massif d’énergies renouvelables.

 

La technologie, à l’origine même du problème, serait devenue la solution. L’association des énergies renouvelables (ENR) et du numérique serait la clé pour créer une économie durable et respecter les engagements européens de réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030.

 

C’est la fameuse « troisième révolution industrielle » de J. Rifkin. Mais sommes-nous certains de cette recette miracle ? Les grands dirigeants européens à l’instar d’Angela Merkel ou d’Emmanuel Macron semblent l’être. L’Union européenne, désireuse de maintenir son rythme de croissance, file donc tête baissée vers une « transition énergétique 3.0 » mêlant numérique et ENR.

 

Malgré les avantages que pourrait avoir le mariage numérique et énergie, il est nécessaire de s’interroger sur les limites de cette « transition énergétique 3.0 », des limites aussi bien techniques et économiques que sociales et environnementales. Espérons que ces limites nous inciteront, nous, citoyens européens, à changer de paradigme.

Numérique et énergie : un amour presque parfait

La «transition énergétique 3.0» telle qu’exposée au grand public repose sur le développement d’ENR soutenu par une infrastructure numérique importanteLa Smart City et les Smart Grids seraient l’aboutissement de cette « transition énergétique 3.0 ».

 

De la «troisième révolution industrielle» à la frénésie européenne pour la ville intelligente

 

La Smart City incarne l’aboutissement du mariage entre numérique et énergie. Selon J. Rifkin, les grandes révolutions économiques se produisent quand de Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) convergent avec de nouveaux systèmes d’énergie.

 

Ces énergies permettent de créer une activité économique plus interdépendante et des échanges commerciaux plus larges. Le développement des NTIC qui l’accompagne donnerait les moyens de gérer et d’organiser ce nouveau dynamisme économique.

 

Cette théorie se propage depuis le début du XXIème siècle dans toute l’Europe. La Smart City, qui en est l’illustration parfaite, devient une marque de progrès et une source de rayonnement.

 

Ces nouvelles villes connectées recourent aux NTIC et aux données qu’elles permettent de recueillir afin d’optimiser la gestion quotidienne des services fournis ; transport, fourniture d’énergie ou traitement de l’eau sont particulièrement concernés. Les villes européennes touchées par cette frénésie sont nombreuses :

 

  • Hambourg et son port intelligent permettant grâce aux applications comme Smartport de gagner en efficacité

  • Santander, ville test de l’Union européenne en matière de Smart City, et ses 20 mille capteurs dans ses rues permettant par le biais d’une application de réalité augmentée de visualiser en temps réel des informations relatives aux transports ou au commerce

  • Barcelone et ses capteurs installés à proximité des lampadaires détectant la présence de passants et ajustant la luminosité en fonction.

 

Telles sont les villes découlant du « partenariat d’innovation pour les villes et communautés intelligentes » lancé par l’Union européenne en 2012. Ce partenariat doit permettre de favoriser les synergies entre les autorités locales et les industriels afin de créer la ville de demain, plus durable et plus connectée.

 

En 2017, 210 millions d’euros avaient déjà été investis par l’Union européenne dans la Smart City. Autant d’initiatives et d’investissements qui ont pour but de répondre notamment au problème de flexibilité du système électrique européen.

 

Les Smart Grids comme remède à la flexibilité du système électrique

 

Les Smart Cities et les Smart Grids visent à rendre notre système électrique plus flexible en ajustant la consommation en fonction de la production disponible.

 

C’est une des conditions du succès de la transition énergétique voulue par l’Union européenne.

 

Pour réussir cette transition, les États membres se sont en outre engagés à porter à 27 % la part des énergies renouvelables dans leur bouquet énergétique à l’horizon 2030 et ce chiffre pourrait être revu à la hausse dans les mois à venir. En 2014, les ENR représentaient 16 % de la consommation finale brute d’énergie des États membres.

 

Le chemin à parcourir est encore long et semé d’embûches. Les réseaux électriques intelligents aussi appelés Smart Grids permettent de résoudre un premier obstacle en palliant le caractère intermittent des ENR alimentées par des sources non prévisibles comme le soleil ou le vent.

 

Le développement des compteurs intelligents porté par l’Union européenne contribue par ailleurs à mesurer et piloter notre consommation d’énergie.

 

Ces compteurs faciliteraient ainsi l’effacement de la consommation électrique, c’est-à-dire à son arrêt ou report, afin de pouvoir ajuster l’offre à la demande en énergie.

 

En février dernier, l’Union européenne a pris une décision courageuse en la matière en autorisant des appels d’offre sur des mécanismes de capacité et notamment sur l’effacement.

 

L’Union soutient par là-même le développement du secteur français et grec de l’effacement de la demande en accordant aux consommateurs d’électricité un soutien financier temporaire en échange de leur participation au marché de l’électricité.

 

Le numérique devrait ainsi rendre nos villes, où vivront 70 % de la population en 2050, toujours plus connectées, intelligentes et rationalisées.

 

La « transition énergétique 3.0 » mêlant numérique et énergie serait donc la solution pour faire face aux défis environnementaux actuels, sans changer nos modes de vie. La technique, à l’origine même du problème climatique, devient la solution. C’est le miracle du technological fix.

Le mythe de la «transition énergétique 3.0» défendu par l’Union européenne : une solution illusoire

Bien que ce modèle revête de nombreux attraits, sa mise en place soulève quelques problématiques techniques et économiques. L’analyse globale de ses vecteurs, du berceau à la tombe, révèle par ailleurs de fortes interrogations quant à leur pertinence environnementale.

 

Une transition réalisable ? Quelques obstacles techniques et économiques ?

 

Si la transition numérique peut reposer sur un temps de mise en œuvre rapide, il en est autrement pour tout projet énergétique de grande envergure. Considérer un scénario 100 % ENR en Europe revient à modifier profondément les modes de production, de transport et de distribution de l’électricité, notamment pour faire face à l’intermittence de leur production.

 

Ce scénario implique par exemple en France la mise en place d’une capacité d’ENR à installer de 3 à 4 fois celle du nucléaire.

 

Cette augmentation de capacité implique également un renforcement global des réseaux électriques actuels et l’existence de centrales de production électriques « pilotables » ou flexibles, à savoir les centrales à gaz, nucléaires, à fioul, à charbon, hydroélectriques.

 

D’autre part, les solutions de stockage d’électricité actuellement connues ne sont soit pas économiquement viables pour les capacités totales à stocker (cas des batteries), soit difficilement implantables en quantité suffisante (cas des STEP ou stations de pompage-turbinage de réservoir d’eau).

 

Ainsi, bien qu’il soit indispensable de développer les ENR en fonction des gisements locaux, cela ne doit pas laisser croire que leur développement massif pourra intégralement se substituer aux modes de production d’électricité fossile, à consommation énergétique égale.

 

Par ailleurs, le fonctionnement des éoliennes, des panneaux photovoltaïques, mais aussi des smartphones, tablettes, voitures électriques et autres batteries repose sur l’utilisation de métaux spécifiques, le cobalt, le lithium ou encore l’indium pour ne citer qu’eux. Or ces métaux ne sont pas renouvelables et moins de 1 % sont recyclés car utilisés en des quantités infimes et sous formes d’alliages.

 

Au-delà de sa faisabilité technique, économique ou encore temporelle, il est nécessaire de s’interroger également sur le caractère désirable de cette transition.

Article de notre site partenaire « Le Monde de l’Energie ».
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